Un monde parfait

Publié le par Nino

       Lorsqu'il se leva ce jour-là, Yvon ressentit un peu plus la solitude qui lui était tombée dessus quelques jours auparavant. Maintenant qu'il se retrouvait une nouvelle fois célibataire, il lui tardait de quitter cette bulle d'irréalité, qu'il s'était fabriquée. Il allait retrouver les gens du dehors comme ils étaient vraiment, avec leurs travers et leurs petites mesquineries. Il n'allait plus voir le monde comme à travers un filtre enjôleur, et finalement, s'en sentait presque heureux.
       Yvon sortit de son appartement, un compartiment comme tant d'autres dans cete immeuble colossal, et appela l'ascenseur depuis le palier désert.
    - 43ème étage, annonça la voix synthétique, où désirez-vous aller ?
    - Rez-de-chaussée..., comme d'habitude..., répondit-il d'une voix lassée.
    - Je n'ai pas compris votre réponse. Veuillez répondre distinctement, s'il vous plaît.
    - Rez-de-chaussée !
       L'homme sortit du bâtiment, s'engagea sur le trottoir. Dans la rue, les voitures circulaient mécaniquement, s'arrêtaient docilement aux feux rouges, repartaient sagement quand ils passaient au vert. Elles semblaient toutes identiques avec leurs vitres teintées, laissant presque douter de la présence d'un conducteur.
       S'arrêtant près d'un distributeur de billets, Yvon préleva un peu d'argent liquide.Celui-ci n'était plus guère utile depuis que pratiquement tous les petits achats se réglaient avec la carte porte-monnaie. Il la prit, acheta quelques unités de temps pour sa voiture parquée non loin, et régla également de cette manière sa baguette de pain à la boulangerie automatique du coin.
       En passant devant une publicité pour Pizza Hunt, il haussa vaguement les épaules. Leur service téléphonique n'était vraiment pas au point, avec tous ces chiffres à composer en répondant à des questions stupides ! Quelle perte de temps pour voir arriver hier soir une pizza ne ressemblant que de très loin à ce qu'il aurait voulu. En plus, pour éviter les intrusions dans l'immeuble, un système de distribution par monte-charge lui avait apporté directement sa commande chez lui: aucun moyen de réclamer...
       Yvon s'acheta une carte mensuelle du Métro Express Rive Droite Et Unités eXternes, l'une des compagnies concurrentes de métro dans la ville: chacune avait son niveau souterrain et rivalisait d'ingéniosité pour automatiser ses services: paiements, passages, conducteurs, contrôles... Tout était mécanique.
       Une fois à l'autre bout de la ville, il remonta à la surface par l'escalator et s'arrêta un moment devant un mur d'images. Cent quarante-quatre chaînes différentes, cent quarante-quatre visions du monde qui parlaient sans écouter, cent quarante-quatre diffuseurs sans retour.Yvon détourna les yeux et regarda autour de lui. Rien que des passants sans relief, pas une parole, pas un mouvement inattendu n'étaient présents.
    - Ce n'est pas possible, réalisa-t'il soudain, il y a bien des gens qui se parlent ici ?
       Mais rien ne vint contredire cette morne réalité. Il se rendit compte qu'il avait traversé la ville sans destination précise, mais avec le désir enfoui de parler à quelqu'un de sa situation.
       Il voulut alors téléphoner à un ammi proche; ce fut le répondeur qui décrocha. Yvon coupa aussitôt. Il chercha alors pendant le reste de sa journée quelqu'un à qui parler. Il ne tomba que sur des voix synthétiques, des écrans d'accueil, des hôtesses virtuelles, des répondeurs, des enregistreurs, des automates, des mécaniques, des robots. Il vivait dans un monde parfait, sans larme et sans sourire, et s'en rendait seulement compte aujourd'hui.
       Yvon rentra chez lui désabusé. On le retrouva pendu dans sa salle de bains deux jours plus tard. Le système de détection d'anormalité (anti-incendie, hygiène, intrusion, contrôle sonore, fiabilité garantie à 97% par le constructeur) avait été installé il y a peu. Un coup de chance.

Publié dans Moyen-Age

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